Les dragées convolent en justes noces
Quelque part du côté de Bêta Tauri lundi 14 février 2777 20 : 04 Neo-Terra Meridian Time Passerelle de commandement du Alliance Terrienne Unifiée Star-cruiser « Galapagos ».
Le Capitaine Diana Ivanova posa la tasse de thé vert aux agrumes sur le repose-tasse équipant son fauteuil de capitaine et se leva. Elle lissa le rabat de sa longue veste d’officier supérieur, siégeant par-dessus une combinaison de vol bleu marine aux armes du Galapagos. Elle descendit les trois rangs de gradins occupés par des consoles interfacées de l’imposante passerelle de commandement du croiseur de guerre. Bras croisés derrière le dos, elle s’approcha de Monsieur Fox, commandant en second du croiseur.
– Tout semble calme, Capitaine, signala-t-il.
Il était absorbé sur des relevés de scanners longue portée pointés ver Bêta Tauri, au premier rang de gradins. Pour l’heure, une vingtaine d’officiers exerçaient leur sacerdoce au sein du « saint des saints » du vaisseau de guerre, assurant le Galapagos d’un niveau optimal de fonctionnalité. Le commandant en second, à l’imposante carrure et à la tonsure cistercienne, ne s’était pas retourné à l’approche de son supérieur hiérarchique, trop occupé avec ses écrans de contrôle et le monitoring de sécurité.
Celle qui présidait aux destinées du Galapagos était songeuse. Quelle embrouille attendait le croiseur lourd dont elle assumait le commandement depuis peu de temps après la bataille de Gliese 176, le 1 décembre 2770 ? Bataille au cours de laquelle, en tant alors que commandant en second, elle s’était distinguée par un esprit d’initiative et une rapidité d’action qui avait évité la destruction à un groupe d’attaque de six croiseurs lourds, incluant le Galapagos. Elle y avait gagné une médaille, un commandement -celui du Galapagos- et ses galons de Capitaine des Forces Armées Spatiales, remis personnellement par le Grand Amiral Nunez en personne.
Pour l’heure, en cette soirée de Saint Valentin, en bonne célibataire endurcie qu’elle était, elle s’était tout naturellement proposée de prendre part à l’équipe de quart passerelle, composée essentiellement d’autres célibataires, pour qui ce rituel désuet, voire obsolète, ne représentait strictement rien.
La belle caucasienne -longue chevelure aile de corbeau, regard gris pénétrant, visage long, fin et élégant, physique athlétique et élancé- avait le regard perdu dans la contemplation de l’Amas des Hyades dominant cette région de la galaxie, au travers des baies panoramiques du poste de commandement de son croiseur. Le territoire de l’ennemi, et cette immatérielle et terriblement longue frontière faisant l’objet d’une guerre de position, qui s’éternisait depuis une dizaine de mois. Ces ordures, balayées au même titre que le Fléau à la célèbre bataille de Gliese 176, étaient réapparues, plus vindicatives et agressives que jamais, et avaient déclaré la guerre à l’Alliance Terrienne Unifiée. La bataille de Gliese 176, qui avait bien failli voir l’extinction des espèces pensantes de la Voie Lactée… Ces grâce à une poignée de valeureux combattants, dont ceux que l’on appelait à l’époque « Les envoyés de Tau Ceti » -Morgane et Erwann Kermadec, qu’elle n’avait pas l’honneur de connaître personnellement- que l’avantage avait définitivement penché en faveur des Forces de la Coalition de l’Alliance Terrienne. A l’époque, elle n’avait pas encore gagné son extension « Unifiée ». C’était une période de troubles politiques. La corruption régnait en maîtresse à de nombreux niveaux, et la victoire des Forces de la Coalition avait remis les pendules à l’heure, après un grand coup de nettoyage par le vide au niveau des souches corrompues du Gouvernement Central, et Dieu sait si elles étaient légions…
Le Galapagos, à la tête du groupe de combat que venaient compléter le Rachmaninov et le Saint-Estèphe, était en mission de surveillance des abords de Bêta Tauri, une géante bleue de type B7III, deuxième étoile la plus brillante de la Constellation du Taureau, et gratifiant de son rayonnement lumineux l’Amas des Hyades. Ces jours-ci, une importante activité ennemie avait été signalée dans les parages de la géante bleue, essentiellement des attaques-éclairs imprévisibles, de par leur sale habitude d’apparaître à l’endroit où l’on s’y attend le moins, et grâce à leur maîtrise de l’utilisation de singularités gravifiques qu’ils créent au départ de leurs gros croiseurs de guerre. Le groupe d’intervention dirigé par le Galapagos faisait un peu figure de menu fretin, voire d’appât, c’était sans compter un arsenal particulièrement étudié pour contrer ces saloperies de générateurs de singularités gravitationnelles.
Alors qu’elle allait arriver à sa hauteur, il se retourna et lui décocha un sourire neutre. Embarqués sur le Galapagos de longue date, ils s’appréciaient beaucoup l’un l’autre. Il n’y avait jamais rien eu entre eux, si ce n’est de l’amitié et le partage d’une même vision stratégique et tactique de la guerre contre les Hyènes des Hyades. Elle avait compris, depuis cette éphémère et désastreuse relation avec un collègue officier quelques années auparavant, que relations amoureuses et états de service ne faisaient pas forcément bon ménage. Elle avait décidé depuis que le célibat avait du bon. Son boulot, la lecture, sa passion pour le jeu d’échec -discipline dans laquelle elle excellait, trois fois championne inter-colonies en douze ans-, les sorties en boites de nuit branchées avec des bonnes copines, jalonnaient un train de vie lui convenant fort bien. Aux occasions épisodiques ou ses hormones la travaillaient avec un peu trop d’insistance, elle savait pouvoir compter sur l’un où l’autre vieux camarades de l’Ecole Militaire qui étaient toujours partants pour un one-shot sans lendemain. C’est amusant comme elle venait subitement d’avoir une pensée dans cette direction… Probablement cette date incongrue du 14 février. Elle espérait toutefois que, peut-être un jour, elle rencontrerait son prince charmant, sans trop y croire. Elle laisserait le temps au temps. En ce vingt-huitième siècle où l’espérance de vie humaine dépassait les trois-cents ans, à son âge -quarante-quatre ans- elle avait toute la vie devant elle.
-Rapport tactique, Monsieur Fox !
-Les tubes lance-missiles 1 à 12 sont chargés de V-Strike. C’est pareil pour le Rachmaninov et le Saint-Estèphe. Les mines soniques sont prêtes à être envoyées. Même sans le son, elles restent d’une efficacité prouvée contre leurs voiles solaires. Toutes batteries d’armes à énergie en pleine charge.
-Bien. Il ne nous reste plus qu’à attendre. Désirez-vous un thé vert, où un expresso ?
-Un expresso, volontiers, Madame. Lait et sucre, s’il vous plaît !
-Je vous amène ça. L’inaction me pèse, j’ai besoin de me dégourdir les jambes.
Elle s’éloigna, laissant son commandant en second se replonger dans l’analyse de données stratégiques et tactiques résultant d’extrapolations de l’ordinateur principal face à un certain nombre de mises en situations. La passerelle de commandement était plongée dans une semi-pénombre, ponctuée de mille signaux lumineux s’affichant à nombre d’interfaces et écrans de contrôle jalonnant le centre névralgique du croiseur de guerre. On pouvait suivre les mouvements des deux ailiers du Galapagos sur un grand écran holographique lévitant à trois mètres du sol. Le Rachmaninov et le Saint-Estèphe se tenaient un peu en retrait du Galapagos. Ils avaient chacun déployé une escadrille de six chasseurs-bombardiers de classe Manticore, conformément au plan de bataille établi par la capitaine Ivanova. Les deux escadrilles croisaient à vitesse réduite, précédant leur mothership respectif. Des communications radios s’échangeaient régulièrement entre les trois croiseurs et les leaders d’escadrilles. Ivanova revint avec l’expresso destiné à son commandant en second.
-Merci, Madame !
Il posa la tasse exhalant une chaude odeur de torréfaction sur un coin de sa console aux multiples écrans et interfaces, et y mit un sucre ainsi qu’une pastille de lait en poudre. Il fit tinter la petite cuiller en inox sur le bord de la tasse avant de touiller délicatement le breuvage à la caféine.
-Je relève une modification très légère de la trame spatiale aux coordonnées 1-4-4 par 7-2- 9, annonça un officier opérant à une console de relevés scientifiques. -Ca y est, le piège se referme. Espérons ne pas avoir présumé de notre armement de pointe. Tout le monde à son poste. Branle-bas de combat ! clama le capitaine Ivanova.
Chacun savait ce qu’il avait à faire. Le saint des saints du croiseur grouillait d’activité, alors qu’à l’extérieur, la trame fondamentale de la zone annoncée se déformait, laissant apparaître ça et là des flashes aléatoires et chaotiques, annonciateurs de la prochaine émergence d’une force de frappe de l’ennemi. La passerelle de commandement du Galapagos venait de passer en statut d’alerte bleue.
FIN DE LA PREMIERE PARTIE